1Dès le début du xxe siècle, la négritude est étroitement associée à la modernité. L’Europe dès avant le premier conflit mondial confère à la sculpture africaine le statut d’art, et des artistes comme Picasso régénèrent leur expressivité en s’inspirant des arts plastiques dits primitifs, dans lesquels Clive Bell voit des manifestations de ce qu’il désigne par le terme significant form, c’est-à-dire la forme libérée du fardeau de la représentation exacte et créatrice d’émotions chez le spectateur (Bell 113). Dans les milieux littéraires européens aussi, la négritude est saluée. Cendrars publie une Anthologie nègre en 1920 et l’écrivain antillais René Maran reçoit le prix Goncourt en 1921, pour son ouvrage Batouala, présenté comme un « véritable roman nègre ». En 1922, aux États-Unis, le célèbre mécène Albert C. Barnes inaugure à Merion, en Pennsylvanie, sa fondation, où l’art « nègre » figure en bonne place. Le talented tenth littéraire noir et d’autres écrivains travaillent à la définition et à l’émergence d’un « nègre nouveau » – New Negro – dans le cadre d’un mouvement culturel noir que l’on appelle la Renaissance de Harlem. Et la négritude plaît. Carl Van Vechten publie, en 1926, Nigger Heaven, que l’on réimprime « treize fois dans les dix-sept mois qui [suivent] sa publication » (Fabre 82). La négritude incarne la modernité artistique, et celle-ci s’élabore en réaction à la modernité technique. Le jazz, dans ce contexte, constitue le point de rencontre entre la civilisation industrielle et mécanique et une authenticité plus humaine que d’aucuns regrettent.
2En effet, à partir de la fin des années 1910, une partie de l’Amérique se prend de passion pour le jazz. La jeunesse, notamment, entend s’émanciper du corset des valeurs néo-victoriennes en choisissant la libre expression corporelle, l’hédonisme, et la régénération qu’elle trouve dans la négritude. Cette musique nouvelle symbolise la modernité tout en satisfaisant des aspirations primitivistes. De plus en plus d’intellectuels américains, comme Alain Locke, déplorent la contrainte exercée par la masse dans une société au matérialisme exacerbé qui refrène les impulsions créatrices. Dans le sillage du freudisme, l’intelligentsia s’intéresse à l’expression d’instincts sexuels et corporels que la civilisation occidentale tient en respect et découvre que l’Amérique possède, en la personne du Noir Américain, une véritable incarnation des vertus – « sensualité primitive, force vitale, créativité artistique » – qu’elle recherche (Fabre 84-85). La libération du corps n’est toutefois pas une préoccupation des seuls cercles intellectuels. Le défoulement, le plaisir presque électrique de la musique et de la danse trouvent de plus en plus d’adeptes et d’adversaires. Pour les premiers, les plaisirs cinétique et physique sont des moyens de se débarrasser du vernis des conventions : « Modern sophistication has inhibited many native instincts and the mere fact that our conventional dignity forbids us to sway our bodies or tap our feet has deprived us of unsuspected pleasures [1][1]« Why Jazz Sends Us Back to the Jungle » Current Opinion…. » Pour les seconds, en revanche, les effets produits par le jazz sont un signe évident de régression qu’il convient de combattre par tous les moyens, y compris juridiques. En 1926, le juge de la Cour Suprême du New Jersey J. F. Minturn confirme la condamnation d’un orchestre coupable de jouer du jazz en ces termes : « In response to its call there ensues a series of snake-like gyrations and weird contortions of seemingly agonized bodies and limbs […] called a dance [2][2]« Judge Rails at Jazz and Dance Madness » The New York Times…. »
3Avec son mélange de sonorités nouvelles, de jeu sur la régularité dans le placement de certaines notes, et cela dans le cadre d’une irrégularité syncopée systématique, avec ses accentuations inhabituelles sur les temps faibles renforçant l’inexorabilité du rythme, le jazz et sa relative imprévisibilité représentent à la fois une esquisse d’échappatoire, une respiration plus humaine dans l’âge industriel et mécanique, mais aussi un moyen pour les musiciens – comme pour les danseurs, d’ailleurs – de laisser libre cours à leur fantaisie en suivant le tempo de la modernité technique. En effet, les musiciens de jazz comptent celle-ci parmi leurs alliés, avec les nouveaux procédés technologiques de reproduction et de transmission du son. Avec la rapide montée en puissance du phonographe, les jazzmen trouvent un moyen de diffusion efficace. Les bénéfices bruts des ventes de phonographes, qui s’élevaient à 27,1 millions de dollars en 1914, dépassent cinq ans plus tard les 158 millions de dollars. Assez paradoxalement, la radio met un coup d’arrêt à cette marche en avant triomphale de l’industrie phonographique : Columbia, par exemple, fait faillite en 1923 pour ne pas avoir su se redresser après la dépression de 1921. Dès 1922, l’apparition des programmes radiophoniques sponsorisés sur les ondes américaines marque le début d’un essor considérable de ce nouveau média. Les dépenses d’équipement en récepteurs radio, qui atteignent 430 millions de dollars en 1925, triplent en l’espace de trois ans (Peretti 152-154), et le jazz de Duke Ellington est régulièrement retransmis en direct dans le pays tout entier (Billard 34) [3][3]Collier parle d’au moins 210 shows émis depuis le Cotton Club…. Cette recherche d’une authenticité perdue et cette volonté de régénérer une civilisation fatiguée par le recours à une expression culturelle afro-américaine se fonde donc sur les avancées technologiques de l’époque. La rationalité technique constitue une raison d’espérer l’avènement d’un monde meilleur si l’on se tourne vers la culture, voire la nature, noires.
4La dimension primitiviste que le public recherche dans la musique afro-américaine trouve rapidement ses lieux de prédilection. En effet, l’industrie du spectacle s’adapte à cette demande. Dès le début du siècle, les classes moyennes cherchent, dans leur temps libre, à se libérer des carcans et du formalisme hérités de l’ère victorienne (Erenberg 237), et cette volonté trouve son corollaire dans le changement des lieux fréquentés par les Américains pour se distraire. Au fur et à mesure que le vaudeville perd de son attrait, le nombre de cabarets et de dance halls augmente de façon constante (Ogren 66). Paradoxalement, l’adoption du dix-huitième amendement de la Constitution instaurant la prohibition, approuvé par 36 États en 1919, et qui entre en vigueur en janvier 1920 [4][4]Le vingt-et-unième amendement, abrogeant le dix-huitième et la…, va favoriser le développement du jazz. En effet, sous une surface rigoriste et puritaine, l’underworld règne : un nombre considérable de night-clubs, de cabarets et de speakeasies, souvent directement liés à des réseaux de trafic d’alcool clandestin, ouvrent à cette époque afin de satisfaire une demande d’évasion chez ceux qui désirent échapper aux rigueurs d’une tempérance imposée : une étude recense jusqu’à 12 000 boîtes de nuit (night-spots) à Chicago (Ogren 84) et le nombre de dancings à New York passe de 500 en 1920 à presque 800 cinq ans plus tard (Leonard 1962, 74).
5Certes, le jazz vient au public, mais celui-ci, dans les années vingt, n’hésite pas à s’aventurer dans les quartiers dits « chauds », comme Harlem, pour aller à sa rencontre. Les spectacles de variétés (floor shows) qu’il y voit, avec, notamment, des danseuses habillées de bongos (Ogren 76), sont conçus afin de satisfaire une recherche d’évasion exotique. À partir de 1927, l’orchestre de Duke Ellington joue au Cotton Club. Cet établissement luxueux est décoré de motifs évoquant l’Afrique – sculptures, palmiers et bongos –, ou évoque une atmosphère à la Gone with the Wind, avec une réplique de maison à colonnades devant une toile de fond sur laquelle sont peints des saules pleureurs et des logements d’esclaves. Les sonorités du style jungle d’Ellington, avec notamment les effets wah wah de Tricky Sam et le growl de Bubber Miley, évoquent une jungle mythique et imaginaire. Les débuts de morceaux comme The Mooche ou Black And Tan Fantasy comportent des harmonies assez sophistiquées, très écrites, et qui, presque inévitablement, serait-on tenté de dire, conduisent au blues dans des deuxièmes parties plus improvisées. Or ce style évoque souvent pour le public des années vingt un exotisme teinté de primitivisme, alors que cette musique est relativement élaborée et rigoureusement construite sur les fondations du blues, sur lesquelles l’orchestre d’Ellington peut élargir sa palette sonore, créer des climats plus « orientaux », comme celui de Mood Indigo, et renouveler un blues presque omniprésent. Les « Echoes of the Jungle » et autres « Air-Conditioned Jungle » de Duke Ellington n’ont rien de primitif.
6Dans les années trente, le jazz, dont on substantive l’un des éléments pour le rebaptiser swing, règne en maître dans la musique populaire américaine. Cette nouvelle dénomination couvre un aspect d’une stratégie commerciale et artistique. Le terme jazz dans la deuxième moitié des années trente attire moins le public. Ce changement de nom est censé désigner une nouvelle musique, mais il s’agit plutôt de mettre en avant les racines hot – et noires – du jazz du début des années vingt : les sons et les phrasés redeviennent moins lisses, les exécutions plus débridées et l’improvisation retrouve une place de choix. Le swing est la musique la plus populaire de son temps, mais celle-ci en devient extrêmement standardisée et se transforme en une formule mécanique appliquée à l’envie – presque ad nauseam – par l’industrie du disque. Dans ce contexte de rationalisation extrême, les orchestres, qu’ils soient blancs ou noirs, sont souvent très difficiles à distinguer les uns des autres (Sidran 87).
« Now’s the Time » / « Things to Come »
7À la fin des années trente, alors que le jazz a conquis le mainstream et que son aura sulfureuse a perdu de son éclat, un groupe de jeunes musiciens noirs affirme une volonté de sortir des carcans musicaux et commerciaux du swing et revendique un nouveau statut. Pour les young Turks du be-bop, le jazz n’est plus de la simple musique de danse, et ceux qui la jouent se considèrent comme des artistes. Le be-bop représente une réaction à l’égard d’une industrie du spectacle gagnée par l’uniformité. Les musiciens afro-américains ne veulent pas se voir déposséder de leur mode d’expression musical. Mary Lou Williams rapporte que Thelonious Monk disait : « Nous allons monter un grand orchestre. Nous allons créer une musique qu’ils ne pourront pas nous voler, parce qu’ils ne sauront pas la jouer » (Hentoff & Shapiro 346). Ce projet intéresse une vingtaine de musiciens. Ceux-ci travaillent les difficiles arrangements de Monk puis de Bud Powell et Milt Jackson, que, même leurs auteurs ont des difficultés à maîtriser, mais cet orchestre ne voit pas le jour pour des raisons économiques (Hentoff & Shapiro 347). Cette hostilité ne vise pas les musiciens blancs en tant qu’individus, mais plutôt le système, la société blanche, bref The Man ; ainsi Charlie Parker et Dizzy Gillespie jouent-ils avec des musiciens blancs comme Red Rodney, Gerry Mulligan, Phil Woods (Lees 218).
8Les boppers cherchent, tout comme les peintres modernes qui se détournent du figuratif et les musiciens d’avant-garde du système tonal au début du xxe siècle, à réagir face à une conception de l’art comme marchandise mécanisée, en l’occurrence ce qu’est devenu le swing avec ses stéréotypes rythmiques et harmoniques. Le be-bop naît à l’occasion de réunions informelles où les jazzmen se retrouvent entre pairs. Dizzy Gillespie et Kenny Clarke, lorsqu’ils racontent les jam sessions de 1941-1942 au Minton’s, précisent qu’ils mettaient au point des progressions harmoniques compliquées afin de tenir à l’écart les musiciens qui n’avaient pas le niveau requis pour s’exprimer en leur compagnie [5][5]« On se réunissait souvent l’après-midi. Et c’est comme ça…. Le jazzman doit faire ses preuves dans un processus de cooptation orchestré par les musiciens eux-mêmes. Le be-bop représente donc pour les jeunes musiciens un instrument d’affirmation vis-à-vis de leurs pairs, mais également de rébellion vis-à-vis du courant dominant du jazz. En outre, leur musique et leur attitude correspondent à une mythologie individualiste et héroïque. Tel l’artiste romantique que décrivent Löwy et Sayre, le bopper s’isole et,
coupé de la communauté environnante réelle à la fois par sa propre incapacité à s’intégrer dans une collectivité « aliénée » et par l’ostracisme pratiqué par cette collectivité à l’égard de ceux qui ne se plient pas à son ethos, [cet] individu mal adapté fait parfois « de la nécessité une vertu » et célèbre son indépendance altière, son manque de liens humains.(Löwy & Sayre 41-42)
10On pourrait presque qualifier cette mythologie fondatrice de conformiste, tant la tradition du héros-rebelle est vivace en Amérique depuis le transcendantalisme (Selby 62) [6][6]Comme l’écrit Nick Selby (65) : « Allen Ginsberg continues and….
11Il serait toutefois réducteur – et inexact – de ne voir dans le be-bop que cet aspect des choses. Les boppers se situent en effet dans une problématique que l’on peut définir comme moderniste. Selon Bradbury et McFarlane (27-28), il convient de dégager deux grandes tendances dans le modernisme. L’une est portée vers la complexité formelle ainsi que vers l’aspect ludique et ironique de l’art, tendance que Clement Greenberg définit ainsi : « The essence of Modernism lies, as I see it, in the use of the characteristic methods of a discipline to criticize the discipline itself —not in order to subvert it but to entrench it more firmly in its area of competence. » (Greenberg 1992b 755). L’élargissement considérable du vocabulaire harmonique des boppers (utilisation d’intervalles inhabituels dans la musique populaire comme la quinte diminuée, multiplication des substitutions d’accords et des accords de passage [7][7]Cet éclairage, très célèbre, donné par Charlie Parker à son art…), le recours à des temps extrêmement rapides avec un marquage de la pulsation non plus à partir des fûts et de la grosse caisse mais des cymbales, contrairement à ce qui était l’usage jusqu’alors, dans une démarche de réécriture quasi-systématique des thèmes – les standards – servant de base à leurs improvisations : tous ces éléments ressortissent clairement à cette volonté de pousser une forme artistique dans ses derniers retranchements.
12Toutefois, à côté de cette démarche formaliste, le modernisme prend également une dimension politique et sociale importante, en particulier lorsque les artistes opèrent au sein de mouvements d’avant-garde. Ainsi peut-on lire dans le programme de Die Brücke (Kirchner, 67-68) : « As youth, we carry the future and want to create for ourselves freedom of life and of movement against the long established older forces. » Les réflexions de Greenberg (Greenberg 1992a, 531) concernant les avant-gardes européennes au xixe siècle s’appliquent bien aux boppers : « True, the first settlers of bohemia —which was then identical with the avant-garde —turned out soon to be demonstratively uninterested in politics. Nevertheless […] without the moral aid of revolutionary political attitudes [they would never have] had the courage to assert themselves as aggressively as they did against the prevailing standards of society. » L’affirmation esthétique des hérauts du be-bop se double, pour certains, d’une redéfinition de leur identité civique, civile et spirituelle. Le be-bop naît en effet dans l’Amérique en guerre. Déjà au cours du premier conflit mondial, des soldats noirs s’étaient distingués en France [8][8]Ces membres des forces armées américaines avaient d’ailleurs…, mais la minorité noire n’avait pas été payée de retour pour ses efforts. Les Afro-Américains prennent part à la Seconde Guerre mondiale en tant que combattants [9][9]Selon les chiffres de la NAACP, 905 000 Afro-Américains… et dans le cadre de l’effort de guerre, mais rien ne change aux États-Unis et le slogan « Double V for Victory » – c’est-à-dire victoire contre les nazis et contre l’inégalité et la ségrégation aux États-Unis – tarde à se traduire en actes. Les soldats noirs et blancs s’entraînent dans des camps séparés (Fohlen 47-48) et la déségrégation des unités de l’armée américaine n’a lieu qu’en 1948. Certains leaders noirs comme Walter White ou William Hastie encouragent les Afro-Américains à s’engager afin de combattre la ségrégation de l’intérieur, mais cette participation n’apporte pas les effets positifs escomptés [10][10]Voir Tyler, « Black Jive and White Repression ».. Il est donc compréhensible que pour certains, cette participation n’aille pas de soi. Dizzy Gillespie ne voulait pas se battre contre « l’ennemi allemand » : « L’ennemi, à l’époque, c’était plutôt le Blanc américain qui nous “bottait le cul” tous les jours, physiquement et moralement, et je n’avais pas tellement envie de me faire tuer pour lui ». Il se présente donc nu avec sa trompette sous le bras pour ses tests d’aptitude militaires, et parvient à se faire réformer (Clarke 79). Certains boppers se tournent également vers la religion musulmane, pour des raisons spirituelles mais aussi sociales. Ainsi Kenny Clarke adopte-t-il le nom Liaqat Ali Salaam lorsqu’il embrasse l’Islam, et sa carte d’identité ne comporte plus la lettre C pour Colored mais W pour White (Gillespie & Frazier 271). Une autre façon de procéder consiste, comme le fait Gillespie, à refuser de cocher la case concernant sa race pour obtenir sa carte, et à se faire remettre celle-ci sans qu’y figure un quelconque « W » ou « C » (Gillespie & Frazier 272). Les boppers tentent donc – d’une manière quelque peu illusoire – de déjouer le déterminisme social de l’Amérique des années 1940. La conversion à la religion musulmane s’apparente certes parfois à un reniement de la négritude. Ainsi Elijah Muhammad insiste-t-il sur l’origine asiatique – de la tribu el-Shabazz – des Afro-Américains dans son adaptation de l’Islam. Toutefois, cette démarche représente également une étape dans la quête d’une identité non plus imposée à la minorité noire, mais composée par les Afro-Américains eux-mêmes.
13La dimension existentielle de l’expression musicale des boppers préfigure celle, encore plus débridée et personnelle, mais en même temps plus organisée et structurée, que l’on écoutera dans le free jazz et que l’on entendra dans les propos de ses hérauts/héros. À la logique initiale de refus apolitique des boppers succède une logique d’affrontement et d’engagement collectif, dans un contexte plus favorable à l’expression du radicalisme. Le free jazz, avec ses démonstrations de force musicales, politiques, et sociales, dans une recherche formelle se situant à l’opposé de la vision du jazz comme divertissement, s’attaque à l’orthodoxie du champ du jazz en ébranlant ses fondations rythmiques et harmoniques ainsi que son fonctionnement économique. La New Thing est en partie fondée sur un principe de rupture esthétique caractérisé par une volonté d’autonomie artistique qui, pour certains, passe par une libération des contraintes que l’industrie culturelle impose. Les musiciens « free » forment l’avant-garde artistique radicale de la communauté noire au cours des années 1960 et leurs efforts, mal récompensés à l’époque, contribuent lors de la décennie suivante à une certaine légitimation des musiciens du jazz par les instances culturelles américaines [11][11]Voir Gonzalez, « “Signifyin(g) Jazzmen” : statut et….
« I want to talk about You »
14Nous pouvons donc envisager le jazz comme une musique, voire la musique, du mouvement. Le rôle essentiel du rythme, qu’il soit fortement marqué et régulier ou, au contraire, remis en question de manière radicale dans le free jazz, constitue l’une des grandes spécificités de cette musique. Toute l’histoire du jazz – mais on pourrait dire la même chose du rap – se construit sur un autre mouvement d’aller-retour, cette fois entre nouveauté et héritage musical, un mouvement que l’on pourrait envisager comme un jeu d’appels et de répons (call and response) dans lequel l’expression individuelle devient possible dans le cadre de performances collectives, à l’intersection entre praxis esthétique et praxis socio-politique. Musiciens, styles, industrie et public constituent autant de pôles s’attirant et/ou se repoussant les uns les autres à l’intérieur du champ du jazz, champ magnétique où les masses en présence peuvent être de même signe ou de signe contraire. Ces forces souvent se confrontent, en particulier sur la question de la propriété du jazz. Le champ jazzistique est en effet soumis à l’agence de ce que Pierre Bourdieu appelle le « champ du pouvoir », lui-même compris dans « l’espace social » (178). La musique constitue l’un des champs où se livre la bataille de la définition identitaire et culturelle noire. Des intellectuels comme LeRoi Jones/Amiri Baraka, Houston A. Baker, Jr. [12][12]Voir Baker, Blues, Ideology and Afro-American Literature : A… ou encore Henry Louis Gates, Jr. [13][13]Voir Gates, The Signifying Monkey : A Theory of Afro-American… choisissent des idiomes musicaux populaires et vernaculaires comme paradigmes de la définition et de la légitimation de la culture afro-américaine, et définissent, par la même occasion, des cadres épistémologiques qui permettent de mieux appréhender l’expérience culturelle noire aux États-Unis.
15Blues People de LeRoi Jones, paru en 1963, pose déjà les bases d’un débat sur la définition de la négritude (blackness) qui a toujours cours aujourd’hui, que ce soit aux États-Unis ou en Europe. L’ouvrage du sociologue britannique noir Paul Gilroy, intitulé The Black Atlantic, Modernity and Double Consciousness, propose une troisième voie entre les deux axes – essentialiste et anti-essentialiste – autour desquels tournent les discussions portant sur la question identitaire non seulement afro-américaine, mais plus généralement noire. Gilroy s’élève en effet contre ce qu’il appelle « the overintegrated conceptions of pure and homogeneous culture which mean that black political struggles are construed as somehow automatically expressive of the national or ethnic differences with which they are associated. » (Gilroy 1993, 31) Cette conception essentialiste de la négritude pose cette dernière comme antidote à la whiteness (Dent 6) et fixe les rôles et les traits de chacun tant dans la majorité blanche que dans la minorité noire. Gilroy n’adhère pas plus au postulat anti-essentialiste selon lequel on ne saurait envisager la négritude comme une notion désignant une dynamique culturelle et des intérêts politiques communs aux multiples composantes de la diaspora noire, non seulement en Amérique du Nord, mais également en Europe et en Afrique. Le sociologue britannique refuse de considérer la blackness comme une simple construction historique et sociale aux expressions culturelles plurielles sans liens entre elles (1993, 80).
16Gilroy choisit donc, lui aussi, la musique comme paradigme pour sa démonstration : « Music and its rituals can be used to create a model whereby identity can be understood neither as a fixed essence nor as a vague and utterly contingent construction. » (1993, 102) L’essentialisme que Gilroy récuse est très influencé par la rhétorique du mouvement nationaliste noir qui monte en puissance dans les années 1960 aux États-Unis, et il n’est pas surprenant que le champ du jazz devienne à cette époque un champ de bataille idéologique. Dans un contexte nationaliste culturel, les Noirs se tournent vers l’Afrique pour trouver un contrepoids à l’emprise de la culture occidentale et renverser les postulats culturels. Pour certains dès lors, les Blancs n’ont pas voix au chapitre dans la définition du jazz. En 1963, Jones dans un article intitulé « Jazz and the White Critic » (Jones 1969, 17) reprend à son compte cette question du critique A. B. Spellman : « What does anti-jazz mean and who are these ofays who’ve appointed themselves guardians of last year’s blues ? » en parlant des critiques européens des années 1940. Le jazz est une propriété essentiellement afro-américaine. Ce renversement prend également une deuxième forme. Le jazz n’est plus pour certains musiciens une musique populaire américaine, mais un cadeau que consent à offrir la communauté noire à l’Amérique (Jones 1969, 155) : « Some whites seem to think they have a right to jazz […] perhaps that’s true […] but they should feel thankful for jazz […] it has been a gift that the Negro has given. » Aujourd’hui encore, des jazzmen comme Archie Shepp s’attachent à défendre une musique qu’ils considèrent comme leur propriété : « Si désormais des orchestres noirs se multiplient, c’est aussi par réaction à cette dépossession culturelle et à des années de préjudices. […] Il existe un passif assez chargé » (Loupien). Certes, ce que Stuart Hall (29) appelle le « moment essentialiste » – Gilroy parle de « moment of epistemological narcissism » (1992, 306) – a été nécessaire dans la lutte pour l’affirmation de la minorité afro-américaine, mais il faut se dégager de la vision d’une blackness envisagée comme une tradition autarcique, excluant a priori tout apport extérieur à la négritude (Hall 29). Paul Gilroy rejette donc le recours du critique Houston A. Baker, J.-R. au trope de la famille comme outil de définition de la blackness (Gilroy 1993, 98).
17Pour lui, en effet, la modernité de l’affirmation culturelle et identitaire noire – et pas uniquement afro-américaine – réside dans l’hybridité et la créolisation de sa culture (Gilroy 1993, 310-311). Cette modernité résulte des flux incessants entre Afrique, Europe et Nouveau Monde : elle est fondamentalement procès. Les musiciens de jazz, par exemple, explorent puis quittent les thèmes de la variété américaine pour gagner la terra incognita de l’aléatoire « free », et impriment la dimension existentielle, essentiellement orale, du blues sur des trames harmoniques issues de la musique sérieuse européenne. Comment s’étonner alors de l’importance, aux États-Unis, en Europe et au sein de la minorité afro-américaine elle-même, du jazz comme enjeu culturel ? Certes, les violentes querelles entre musiciens sur ce que doit/devrait être la musique noire font partie intégrante du fonctionnement du champ jazzistique, qu’on les envisage comme des heurts entre avant-garde consacrée et avant-garde en voie de légitimation, pour reprendre les termes de Bourdieu (Bourdieu 175), ou comme les survivances d’une démarche héritée du nationalisme noir où la culture sert de moyen de légitimation d’un discours particulariste (Gilroy, The Black Atlantic 97). Ainsi, lorsque Wynton Marsalis reproche à Miles Davis d’avoir dénaturé le jazz lors de sa période électrique, Davis accuse son cadet d’immobilisme anachronique lorsqu’il ne voit dans le jazz qu’une musique presque « classique » que l’on ne peut qu’interpréter, voire relire, mais surtout pas inventer :
Wynton … pas à dire, c’est un bon. […] Mais tu vois, j’ai pas envie d’entrer dans une querelle de bas étage. […] Il joue très bien, mais alors ses manières, son look, c’est nul ! Il faudrait aussi qu’il soit un peu plus respectueux ! Et puis, qu’est-ce qu’il s’emmerde avec le passé ? Un musicien de sa trempe devrait se rendre compte que tout ça, c’est fini. Le passé est mort. Le jazz est mort ! […] Personne n’a le droit de me dire comment c’était, avant, parce que moi j’y étais, bordel ! Pas eux !(Kent 314-315)
19Toutefois, parmi ses exégètes afro-américains les plus éminents aussi, le débat sur la définition de la musique noire n’est pas clos et produit des analyses aussi riches que – parfois – contradictoires. Ainsi, Gilroy reprend à son compte les conceptions de LeRoi Jones dans Blues People (1993, 101) sans pour cela s’interdire de citer Ralph Ellison afin d’étayer sa démonstration (111), alors que dans son article « Blues People », Ellison s’inscrit en faux contre la grille d’analyse purement sociologique – à ses yeux – qu’adopte Jones et conclut en ces termes :
Much has been made of the fact that Blues People is one of the few books by a Negro to treat the subject. Unfortunately for those who expect that Negroes would have a special insight into this mysterious art, this is not enough. Here, too, the critical intelligence must perform the difficult task which only it can perform.(Ellison 257-58)
21La modernité de la musique noire en général, et du jazz en particulier, se construit en regard de la tradition esthétique et de l’histoire de la communauté afro-américaine, parfois contre elles, mais également avec et grâce à elles, bref tout contre elles. Voilà pourquoi, en 1993, Gilroy (1993, 79) reprend à son compte cette réflexion d’Ellison sur le jazz, que l’essayiste livre en 1958 :
[…] true jazz is an art of individual assertion within and against the group. Each true jazz moment […] springs from a contest in which the artist challenges all the rest ; each solo flight, or improvisation, represents […] a definition of his identity : as individual, as member of the collectivity and as a link in the chain of tradition. Thus because jazz finds its very life in an endless improvisation upon traditional materials, the jazzman must lose his identity even as he finds it.(Ellison 234)
23À trente-cinq ans de distance, le champ musical et son fonctionnement n’ont rien perdu de leur valeur métaphorique : celle-ci peut toujours contribuer à mieux cerner l’identité noire. Toutefois, les travaux d’Ellison, Jones et Gilroy valent aussi par les éclairages qu’ils fournissent sur les formes musicales elles-mêmes, sur ceux qui les pratiquent ainsi que sur les échanges et les mouvements à l’œuvre dans ces démarches artistiques. De nombreux artistes afro-américains, que ce soit dans la musique – on pense à Don Cherry ou Miles Davis – ou dans la littérature – comme Richard Wright ou James Baldwin – ont effectué cette traversée de l’Atlantique du Nouveau Monde vers l’Europe – en particulier la France – pour, comme Davis, s’y ressourcer afin de mieux revenir vers New York, la capitale du jazz, ou pour s’y fixer. La musique a suivi, présentée en France et dans toute sa diversité – spirituals, blues, musique légère et jazz – par Sim Copans au sortir de la guerre et ce pendant presque trente ans. Il était dans l’ordre des choses que cet ambassadeur de la musique américaine comptât parmi les fondateurs de l’Association Française d’Études Américaines. Si l’on peut aujourd’hui écrire de France sur l’Amérique et ses musiques, c’est aussi grâce à lui.
Notes
- [1]« Why Jazz Sends Us Back to the Jungle » Current Opinion (septembre 1918), cité dans Ogren 146.
- [2]« Judge Rails at Jazz and Dance Madness » The New York Times (14 avril 1926), cité dans Leonard, Jazz : Myth and Religion, 14.
- [3]Collier parle d’au moins 210 shows émis depuis le Cotton Club entre 1927 et 1930 (Collier 97).
- [4]Le vingt-et-unième amendement, abrogeant le dix-huitième et la prohibition, est adopté en 1933.
- [5]« On se réunissait souvent l’après-midi. Et c’est comme ça qu’on s’est mis à inventer diverses progressions harmoniques. On faisait ça pour décourager les indésirables, qui venaient le soir faire un “bœuf” avec nous » (Henthoff & Shapiro 343-344). La définition par Dizzy Gillespie d’un de ces indésirables, un saxophoniste dénommé Demon, est restée célèbre : « He was the original freedom player. Freedom from melody, freedom from harmony, and freedom from time » (Lees 219).
- [6]Comme l’écrit Nick Selby (65) : « Allen Ginsberg continues and reconfirms a long-standing American poetic tradition of the poet as cultural hero. » Il n’est pas étonnant que dans « Howl » le be-bop – que ce soit par le biais d’allusions explicites ou dans le tempo de la langue de ce poème – rythme cette quête d’une Amérique mythique.
- [7]Cet éclairage, très célèbre, donné par Charlie Parker à son art mérite d’être encore une fois cité : « Je me souviens d’une “jam-session” dans une boîte de la 7e Avenue […] Je commençais à en avoir assez des harmonies stéréotypées qu’on utilisait à l’époque et je n’arrêtais pas de me dire qu’il y avait autre chose à faire […] Donc ce soir-là, je travaillais “Cherokee” et je me suis aperçu qu’en utilisant comme ligne mélodique les notes d’accords augmentés et en les appuyant sur des harmonies de passage appropriées, je pouvais jouer ce que j’avais dans la tête. » (Hentoff & Shapiro 359-360)
- [8]Ces membres des forces armées américaines avaient d’ailleurs contribué à propager le jazz en Europe, comme en témoigne le succès en France de l’orchestre du 369e régiment d’infanterie (de Harlem) dirigé par James Reese Europe (Fabre 83 ; Ogren 38).
- [9]Selon les chiffres de la NAACP, 905 000 Afro-Américains s’engagent à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale ; le nombre d’officiers noirs passe de 1 353 à 8 000 entre le premier et le second conflit mondial (Jones 1963 177).
- [10]Voir Tyler, « Black Jive and White Repression ».
- [11]Voir Gonzalez, « “Signifyin(g) Jazzmen” : statut et représentations du musicien de jazz afro-américain des années 1920 à nos jours », ch. V.
- [12]Voir Baker, Blues, Ideology and Afro-American Literature : A Vernacular Theory.
- [13]Voir Gates, The Signifying Monkey : A Theory of Afro-American Literary Criticism.
- https://www.lemonde.fr/le-jazz-et-la-salsa
- https://www.radiofrance.fr/francemusique/qu-est-ce-que-le-jazz-7753512